Peut-être cela est-il né de la rage. Celle du manque, de l’échec, de l ’humiliant refus de l’autre. De la rage qui le tenaillait quand il n’avait trouvé personne à déshabiller, personne à sucer, personne à baiser. Quand il savait que se branler ne mènerait à rien, quand il avait tant joui sur ses fantasmes favoris que leurs pages en étaient ensemble collées, invisibles, indistinctes. Que c’était un corps brun qu’il lui fallait, un nom, une voix, une haleine, une tiédeur.
Cette rage ne l’a pas tout à fait quitté, elle lui rend encore visite, toujours aussi douloureuse, simplement moins fréquente. Elle frappait quand il sortait des Axis, la queue battante, après deux heures de vaine attente, de temps perdu, de journée gâchée, qu’il prenait le métro pour aller rêver de Turcs à la Scala et n’en voyait aucun, en sortait en furie en claquant une porte imaginaire à la gueule des vieillards ou de Pierrot qui lui avait chipé le seul Kurde visible en jouant des épaules dans le couloir de moquette orange moisie, quand il rentrait chez lui ivre de colère, refusant de se finir, avalait une bouchée puis se forçait à repartir dans la nuit, en voiture cette fois, qu’il franchissait le Styx, entrait à l’Arène, qu’il n’y voyait que deux garçons lui plaire et les surprenait tous deux, par un odieux pied de nez céleste, s’enfermer ensemble dans cet entresol puant puis en ressortir comblés. Il se parlait en anglais, en arabe, en français, leih ya rabbi voisinait fucking hell, parfois il se parlait à voix haute, insoucieux de passer pour un fou. Il montait et descendait les étages du bordel, du sous-sol au grenier, fouillant les combles à la recherche d’un corps. La rage de l’échec sans cesse reproduit le secouait par vagues, comme la boule au fond de la gorge, les larmes qu’il fallait bloquer, comme les regards haineux qu’il lançait aux invisibles auxquels il plaisait et qui ne lui plaisaient pas. Il les aurait bousculés, il les aurait insultés de leur assiduité indésirable, de cette même assiduité avec laquelle il poursuivait une ombre à laquelle il était lui-même indésirable. Il les aurait giflés de tant lui ressembler. Dépenser lui coûtait, à l’époque, mais les soirs de rage, il ne comptait pas. Il allait de lieu en lieu, sortait un autre billet de cent francs du distributeur, remettait de l’essence. A Jaurès, à la Villette, partout la même disette du désir. Il savait que persister n’apporterait que plus de frustration et se trouvait pourtant incapable d’arrêter, de se dire ça suffit, de l’appeler un jour, comme on dit en anglais.
La rage est sentir la rose en soi pourrir. Une rose tardivement éclose, sans doute pourpre et sombre comme un manteau de patricien, un pétale tombé, l'odeur doucereuse comme décomposition. Que tombent ces vagues de briques, que si je meurs assoiffé jamais ne tombe plus la rosée. La rage part de rien : ils étaient en pagne dans les vapeurs du sauna, je ne leur ai pas plu. Ils étaient trois, ne se connaissaient pas, deux d'entre eux partis se mélanger et m'ont laissé les regarder ensemble disparaître. Oh, sans doute, d'autres m'ont désiré, mais je n'ai que faire de leurs regards, moi. Ils étaient trois, et ma rose ne sent plus rien que la vieillesse. Que la moitié de la vie, je le sais, j'ai calculé et su que j'étais au milieu du gué. Ce corps que je porte maintenant je le traîne. Rappelle-moi un moment heureux que nous avons vécus pour nous aimer, rappelle-moi une chanson que nous avons ensemble écoutée, je fredonnais d'une voix fêlée la complainte de la vieille Egyptienne dans le sous-sol des vapeurs, la cuisse repliée contre la porte d'une cabine, la rage faisait monter sur les joues une larme invisible.
La rage est sentir que rien ne peut être fait. Je lui souriais, à jolie-barbe, Je te connais? Je ne crois pas, C'est désolant? Je ne sais pas, je ne te désire pas, Alors ça l'est, bonne chance à toi, et de nouveau mon genou se replie contre le chambranle de la cabine noire, et la lumière rouge de l'intérieur cache la pâleur de mon malheur. Mais je ne peux pas être plus beau, moi. Je ne le peux pas.
Peut-être cela est-il né de la rage de ne pas être désiré là où sont parqués ses semblables. De la sensation qu’il fallait chercher ailleurs. Peut-être cela est-il né, aussi, du sentiment d’impunité qu’offrait la voiture. De la chaleur. De la vitre électrique. Rien de tout cela n’aurait pu être avec une vitre à manivelle. Draguer des inconnus, en voiture, dans la nuit froide, en dehors des lieux de rencontre, exige une vitre qu’on abaisse silencieusement, quand on devance de quinze pas l’homme qui marche sur le trottoir, qu’on guette son approche dans le rétroviseur, et qu’on l’ouvre quand il est enfin là. L’homme ne le voyait pas toujours. Alors il le devançait de nouveau de quinze pas, se garait, et attendait. Dix fois tourner de Colonel Fabien à Belleville, descendre la rue du Faubourg du Temple, tourner rue Saint-Maur et revenir au canal. Repérer la proie, encore jeune, baisser la vitre du côté passager. Parler français, toujours au début, et lui proposer de monter. Bonsoir, ça te dirait de te faire sucer? Par qui? demanda intrigué un garçon qui n’avait pas compris, une nuit.
Sur dix hommes arrêtés, huit refusaient poliment, un seul l’insultait ou frappait la voiture, et un montait, sans un mot. Comme ce garçon qui s’assit à côté de lui un soir de pluie battante sur le boulevard de la Villette, lui dit « moi aussi je sais faire la brûlette », sortit son sexe et se masturba en lui interdisant de le toucher, puis sentant le plaisir monter souleva ses fesses du siège, dirigea son sexe vers lui et lui arrosa les mains, le volant et le pull, concluant « ça t’apprendra à arrêter des hommes dans la rue », avant de sortir d’un air crâne sous les flots du ciel. Comme cet homme au visage si dur qui une fois chez lui avoua qu’il sortait de prison, qu’il avait besoin de deux cent francs, tout de suite, qu’il devait les sortir, sinon. L’adrénaline l’avait sauvé, avec celui-là. Il lui avait parlé arabe. Il l’avait calmé. T’es un cousin, je ne te ferai pas de mal, avait dit son passager. Il savait qu’il aurait à le payer, à payer son erreur. Mais il avait exigé de l’autre qu’il se laissât sucer et avait obtenu gain de cause. Comme cet Egyptien soûl qui voulait essayer au moins une fois avec un homme et qui l’avait longuement baisé. Comme celui que lui avait baisé contre le capot de la voiture dans un parking désert à Saint-Ouen, avant de le ramener hébété à Belleville, marmonnant sans agressivité « si j’avais su que je me ferais baiser un jour! J’aurais pas du boire, ce soir… » Comme ce garçon si jeune qui l’avait emmené dans son squatt, à Belleville. Ils avaient traversé des planches surplombant le vide, enjambé des moellons, des pans de murs, pénétré un appartement glacé, allumé deux bougies à terre, il avait caressé le sexe du jeune homme alors que celui-ci le mettait en garde : « Si mes amis ils reviennent, tu leur dis pas que tu es un travelo, tu dis que tu es un ami, qu’on est venu discuter ». Il n’avait pas jugé bon de rectifier les confusions notionnelles du garçon, juste retouché en songe la perruque imaginaire dont ces mots l’affublaient, et regardé ses gouttes blanches tomber sur le vieux plancher.
1 commentaire:
"La rage est sentir la rose en soi pourrir"
Rien que pour cette damnation en forme de fleur c'est un apaisement sauvage que de revenir ici.
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