vendredi 25 septembre 2009

Mouled

Les soirs de novembre sont parfois froids, au Caire. Je sors de chez moi engoncé dans mon blouson de cuir, de vrai cuir épais et marron que regardent curieux les ouvriers dont les gros doigts recouverts de mastic, de peinture et de poussière m’effleurent dans le métro. Leur blousons de skaï noir recouvrent des pulls jacquard élimés qui sentent la sueur du travail et un peu la naphtaline : on vient juste de sortir les habits d’hiver du placard où ils étaient enfermés. Les présidents de la république socialiste se succèdent sur les quais, je ne prononce jamais leurs noms quand j’achète mes tickets jaunes à ligne magnétique marron, au vieux format parisien, je dis Ramsès, je dis Isaaf, je dis Tahrir, je prends toujours plus de tickets que nécessaire au guichet, forçant mon billet de cinq livres parmi les quinze mains pressées qui se tendent sans patience ni aménité vers le vendeur anémié, leur couleur me rend adolescent, nous sommes déjà passés ici par le vert et le violet, nous sommes maintenant blancs, mais le jaune du ticket cairote traduit et trahit un autre cours du temps, un vol suspendu. Du jaune de ce billet quarante siècles vous contemplent.

Là où je vais, il n’existe pas de métro. Là où je vais naissent les premières tombes de la nécropole sud, à la limite extrême de la ville des vivants et de la Cité des Morts, dans un ancien quartier d’abattoirs qu’on appelle Madbah. Je sors devant le mausolée de Saad Zaghloul, le Père de la Nation, contre les colonnes duquel se heurtent les ballons des gamins, et hèle un taxi. Je lui crie Madbah et il s’arrête, interloqué. Je n’ai pas une gueule à aller au Mouled, et pourtant j’y vais.

On fête le saint à Madbah, ce soir, et tous les chauffeurs de taxi le savent. Des paysans sortent des wagons de troisième classe à la Gare Ramsès, venus de leurs bourgs du Delta, et grossissent un flux de dévots venus écouter les grands chanteurs. Les chauffeurs espèrent en amener un jusqu’au lieu de la fête, lui faire payer le double ou le triple du prix de la course, qui compte en un soir de piété ? Sidi Zine al-Abidine, l’arrière-petit-fils du Prophète, est mort il y un millénaire et demi. Il est devenu un saint au fur des siècles, vieux relent de dévotion chiite fatimide dans la Mère du Monde sunnite. Tous les ans, on fête sa naissance dans ce quartier, les tombes sont remplies de visiteurs qui y préparent de grandes marmites de nourriture, les allées fréquentées par les chiens errants se couvrent de vendeurs de pois chiches au sucre, de guimauve et de barbe-à-papa, les jeans et les blousons cairotes s’effacent devant les gallabieh des provinciaux montés à la ville pour trois soirs de communion.

Le désir est disséminé dans l’air. Les regards sont fiévreux. Les hommes sont brûlants de beauté. Une confrérie a rassemblée ses croyants dans une tombe et leurs chants résonnent au-dehors. Je passe la tête, avise une vieille femme couverte de noir, et lui demande où chante le Cheikh Yassine ce soir. C’est lui que je suis venu entendre. Sur la grand-place, mon fils, me répond-elle, indiquant une vague direction de son poignet tatoué. Sur le chemin, des adolescents s’élancent dans des balançoires bleues décorées de fleurs et les font tourner entièrement autour de l’axe branlant, après avoir pris leur élan ils parviennent à lancer la rotation pour dix tours, quinze tours d’ivresse sous le regard admiratif et goguenard des filles en voiles multicolores. L’une d’elles resserre son higab rose Tyr et vient défier les petits mâles sur leur terrain, les adolescents à barbe naissante et yeux de chat s’écartent, elle saute dans la nacelle, ses jambes nerveuses dans son jean serré impulsent à la balançoire un rythme coïtal, le sixième élan est le bon, la balançoire effectue une première rotation complète, elle est la tête en bas, l’écharpe rose vole et les gars applaudissent la belle garçonne.

Le Cheikh Yassine a maintenant chauffé sa voix. Des admirateurs tendent d’immense radio-cassettes à bout de bras vers les haut-parleurs pour enregistrer le concert et le ramener au village. Une vieille femme, un petit dibbouk entièrement recouvert de noir, retire soudain son voile et ses lunettes, ses cheveux blancs se dénouent alors qu’elle danse, les deux jambes fermement plantées en terre, suivant la mesure binaire des hommes en gallabieh bleu ciel qui partagent un même souffle et lancent ces Allah qui rythment le chant de l’hymnode. Je suis posté un peu plus loin, au-delà du cercle des danseurs, parmi la foule qui écoute, qui jouit de la musique, de la pulsion, de sa masse, de son odeur, de sa chaleur, de se savoir serrée, compressée, de se sentir chair contre chair. Je sens une bite bandée qui presse contre mes fesses, et je la cale au milieu de mon pantalon. Le tadqir, ce frottement du sexe érigé contre des fesses anonymes à travers le tissu, est un art qui se perd dans les autobus de la ville, hélas! plus aussi bondés que dans le temps, mais il demeure bien vivant dans les mouleds.

Je me retourne pour voir qui me baise, c’est un paysan à fière moustache qui m’offre un sourire heureux. Je lui redonne mon cul, et voilà que mon voisin de devant, plus jeune, plus beau, la nuque brune, les cheveux drus et noirs, se retourne un instant pour me faire don de son visage puis met lui aussi à presser ses fesses contre ma braguette. Je replace ma bite à la verticale, et la lui donne. La cadence du Cheikh Yassine augmente imperceptiblement, sa voix part en volutes inspirées, et mon amant de devant glisse une main pour tâter. Les voisins de droite et de gauche ne regardent pas, nous sommes trop serrés, et je sors ma queue pour la lui placer dans la main. Le tempo accélère, mon voisin me branle en suivant le rythme, le Cheikih Yassine crie maintenant madad, appelant tous les saints à la rescousse, les danseurs au-devant hennissent comme chevaux épuisés en lançant leurs corps violemment disloqués à gauche et à droite, le plaisir monte en moi, et voilà qu’un homme à ma droite dit à haute voix ‘eeb keda, ça ne se fait pas, l’a-t-on poussé trop violemment? a-t-il aperçu ma queue dans la main du joli voisin? je ne sais pas car je ferme les yeux et le jet de mon sperme vient s’écraser sur le coton bleu ciel de la gallabieh de l’amant, alors que le Cheikh Yassine invoque le Prophète et que la musique s’apaise.

Vidée, la vieille femme s’enroule à nouveau dans son drap noir, saisit ses lunettes et sa canne et rentre chez elle, libérée par sa danse des esprits qui l’habitaient.



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