jeudi 24 septembre 2009

Souma à Bédarieux

Sa larme coule exactement à la verticale des quatre diamants qui sertissent la jointure des branches, comme si elle en était la rosée ou l’hypostase liquide. Sa main gauche est un peu parcheminée quand elle retire ses lunettes noires, s’essuie la commissure de l’oeil avec un mouchoir étonnamment sobre — pas de soie fuschia pour les jours ordinaires — et les replace aussitôt sur son nez hautain. L’iPod est sur ses genoux, sur son tailleur pied-de-poule noir et blanc, impeccablement centré sur les motifs. Je lui ai longtemps expliqué comment tourner la molette, et la voilà repartie en enfance, en adolescence. La voiture roule doucement, elle a baissé la vitre, et des voix chevrotent leurs mélismes savants dans la campagne languedocienne. Elle écoute son maître, ses premières rivales, elle s’écoute elle-même, en regardant distraitement le causse du Caroux. Elle ne s’était plus entendue depuis qu’on l’avait enfermée dans ce mausolée de marbre au détour d’une allée écrasée de poussière et de soleil au pied du Moqattam. Elle est heureuse, assise sagement sur le siège avant de ma 206. Je crois l’avoir rendue heureuse.

Pas un cheveu ne bouge sur l’édifice noir qui la couronne. Ce n’est pas tant la laque que le respect, qu’une crainte révérencieuse qui paralyse la moindre mèche, la fige, médusée, ensorcelée et énamourée sur sa tête. Je ne parle pas, j’attends qu’elle réagisse, qu’elle me conte sa jeunesse, qu’elle m’explique ses choix, qu’elle me dissèque son art. Elle lance, distraite :
— C’est comme le Liban, tous ces arbres, tout ce vert…
Elle se rattrape à ce qu’elle connaît, à ce qu’elle a connu. Ca ne ressemble pas du tout au Liban, ni les mêmes arbres, ni le même parfum, ni les toits rouges ni les essences de conifères, ici c’est le chêne-liège et les masures ocres, les Cévennes qui se couvrent de vignes, les villages accrochés aux caillasses, protégés par leurs calvaires de ferraille, souvenirs de guerre entre curés et parpaillots…
— Tu sais, ça fait si longtemps que je suis morte. Ca me fait tellement de bien de voir tout ça…


Même le marché de Bédarieux, elle le compare au souk de son hameau. Talons aiguilles, tailleur strict, chignon laqué noir de jais, teint bistre et lunettes fumées, elle soupèse les tomates et tâte les melons, sourit à la vue d’une pastèque, pile devant un amas de figues odorantes. J’aime que personne ne me reconnaisse, ici, me glisse-t-elle, indifférente aux regards stupéfaits des passants. Elle est si puissamment étrangère, non tant par la géographie que par le temps, par la marche nonchalante et princière, par ce droit qu’elle se sent jusqu’au bout des ongles de dire : ceci est à moi, car ceci vient de la terre, je fus moi aussi une paysanne, comme vous. Elle est étrangère comme le seraient leurs propres grands-mères si, jeunes, elles se réincarnaient au milieu des oliviers. Elle prend plaisir à échanger quelques mots d’arabe avec le vendeur d’oignons de Lézignan et d’olives au piment, qui se gratte la tête en se disant qu’elle se ressemble, mais n’ose rien dire. Peut-être est-elle un peu déçue qu’il ne le lui ait pas demandé. Puis elle se souvient qu’elle est morte, et qu’elle n’a plus rien à faire ici. Au moins, il ne lui a pas demandé de chanter, elle rougit presque en songeant à l’embarras.


J’aurais aimé qu’ici, devant la statue de Ferdinand Fabre, elle lance une note, une seule note. Elle le devine et un instant m’envoie un sourire ironique. Pas maintenant…


— Je n’ai jamais bu de vin. Jamais. Une coupe de champagne, ici et là, quand j’étais avec des amis sûrs, mais du vin rouge, jamais. Dieu pardonne… Mais tout de même, cette odeur… Tout le monde l’aurait su.
La voiture tourne entre les vignes de Faugères, ses mains rêvent de caresser une grappe encore naissante.




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