samedi 26 septembre 2009

Or noir

Son écriture était magnifique. Il avait noté au crayon noir azima geddan, "sublime", sur un coin d'étiquette de quelques disques choisis, qu'il n'avait plus écoutés depuis des années, et la perfection de son trait faisait écho aux voix ressuscitées qui sortaient du sillon. Je me rendais chaque matin dans son appartement de Manyal, sur la corniche du Petit Nil, pour passer plusieurs heures au milieu des disques recouverts de la poussière du désert si proche qui s'infiltre sous les murs. L'appartement était au second étage, un appartement modeste au débouché d'une cage d'escalier sombre et un peu crasseuse. C'était la gamaa qui m'ouvrait la porte, "le groupe" comme on dit par euphémisme pour éviter l'inconvenance de mentionner son épouse, une matrone laide, entre deux âges, visage tanné de campagnarde et grosses hanches serrées dans une robe noire. C'était sa seconde femme (je ne sus jamais s'il était veuf ou si la première l'avait quitté, lui et ses piles d'or noir en galettes), mère d'un gosse sage et timide d'une dizaine d'année, aux lunettes rondes, sans cesse rabroué par son père septuagénaire. Il l'envoyait parfois me chercher un disque dans un tiroir inconnu, qu'il ramenait fermement devant lui de ses deux mains crispés comme sur la coupe pleine du sang du Christ.
Monsieur Salman était déjà assis au salon, le dos raide, sur sa chaise droite près du balcon d'où on ne voyait rien qu'un coin de ciel blanc et bientôt brûlant. La femme me souriait bruyamment, déposait une soucoupe avec une goyave dure comme les pierres ou une poire pas mûre, et un plateau d'aluminium où trônaient deux thés sans sucre, une verre d'eau fraîche et un petit citron vert coupé en deux, pour moi. Cérémonieusement, je pressais un demi-citron dans le verre sombre et regardais avec délice la chimie des acides déteindre les tanins en volutes orangées qui bientôt envahissaient tout le verre brûlant, puis me forçais à manger la goyave. Il désignait un tas de disques, empilés par tailles, 25, 28 et 30 centimètres de diamètre, "Je les ai préparés pour toi", me disait-il. J'ouvrais alors le couvercle du Gramophone, un meuble massif en bois roux vernis, une caisse dont les ressorts avaient été remplacés par un moteur, un plateau recouvert de feutre vert, et je sortais de ma poche le trésor venu de France, des aiguilles de cuivre ou d'acier dans une jolie boîte d'époque, des aiguilles encore neuves, sorties des usines de Chatou et conservées par les collectionneurs de Paris, achetées pour une centaine de francs. C'était ici une denrée vendue plus chère que du lapis pharaonique, et à chaque voyage il me priait de lui ramener des aiguilles. Je dévissais la pointe d'acier périmé, en plaçait une neuve, une neuve par disque exigeais-je, puriste. Pas plus de deux faces, pour ne pas abîmer la surface, en fait usée par huit décennies d'incurie. Une dérivation électrique avait été installée sur la tête, qui ne semblait pas si ancienne, achetée dans les années 40 peut-être. Un enchevêtrement de fils plus loin, je branchais le câble sur un magnétophone Sony de reportage, un lourd engin qui m'avait coûté mon premier salaire.
Je basculais sur l'appareil un interrupteur à boule, comme il en existe encore pour allumer le plafonnier chez les vieilles tantes de province, réglais la vitesse toujours trop vive, et enfin sous le crachotement des ans empilés, Mounira entonnait
Après treize années, mon coeur est enfin apaisé, ou le Cheikh Youssef évoquait une Zeinab aimée en vers millénaires. Des flûtes depuis redevenues copeaux et poussières perçaient la pénombre derrière les persiennes qu'il refermait, pour nous protéger de la fournaise, une cithare égrenait ses notes aigres et métalliques, et le violon de Sahloun faisait vibrer l'air confiné. "Ils savaient faire de la musique, ces juifs, que Dieu les maudisse" grommelait Monsieur Salman, "Je n'ai jamais entendu quoi que ce soit de valable chez les Coptes. En Egypte, il n'y a que chez les musulmans et les juifs qu'on sait faire de la musique" jugeait-il, péremptoire. "Chez ces étrangers, au Levant, je ne dis pas, mais ici...". Derrière le canapé, sur le mur vieux verdâtre, reposait dans un cadre de bois doré un immense arbre généalogique de la famille khédiviale, le drapeau vert aux trois lunes, et Farouk éternellement blond et jeune, souriant d'innocence insensible aux femmes et aux tables de baccara qui le perdraient des années plus tard. Monsieur Salman ne bougeait pas de sa chaise, il posait ses bras sur ses longues jambes recouvertes d'une gallabieh brune, ne se levant qu'à grand peine pour ouvrir un bibliothèque d'une clé minuscule, pour en extraire un catalogue, un livre, une photo de lui coiffé d'un tarbouche, quand il était encore professeur de mathématiques au Lycée de Abdine. "Jusqu'en cinquante-cinq, je l'ai porté, j'ai été le dernier à l'enlever".
Il a le sucre", me disait sa femme, comme on dit ici "avoir le coeur" quand on l'a malade, "il ne peut pas manger de douceurs, mais vous! Mettez donc du sucre dans votre thé, et reprenez un gâteau". Elle les faisait elle-même, ses horribles gâteaux qu'il regardait d'un air désolé et tranquille, convaincu qu'il ne ratait pas grand chose. Je ne le vis pas tout de suite, il me fallut une semaine pour comprendre pourquoi, quand à midi il allait faire sa prière, je le trouvais simplement assis sur une chaise de la salle à manger, les mains croisées sur la poitrine ou levées contre les tempes, à côté du poste de télévision sur lequel la
Gamaa suivait un feuilleton, imperméable aux splendeurs ottomanes dont nous nous repaissions au salon. Je ne compris que lorsqu'un jour, épuisé, il croisa les jambes et que la lourde construction de bois et de plastique couleur chair se reposa sur sa cuisse valide. On me l'a coupée il y a cinq ans, me confia-t-il. Et j'ai peur qu'un jour ils m'enlèvent l'autre. Que Dieu facilite, répondais-je poliment. Monsieur Salman vivait sur les acquis de sa collection. Plus de visites au marché aux puces d'Embaba, plus de courses dans villages lépreux à récupérer les soixante-dix-huit tours de Monsieur le Maire au décès du despote rural et sénile, plus de successions à racheter, lui qui avait autrefois coiffé au poteau tous les concurrents pour raffler la bibliothèque d'Ali Mahmoud, le lecteur du Coran chez qui il avait découvert, stupéfait, les intégrales de Beethoven et de Mozart soigneusement étiquetées dans leurs pochettes brunes d'origine. Il n'y aurait plus qu'un héritage, le sien, le dernier, bientôt abandonné à ses trois fils qui n'avaient jamais de leur vie écouté une chanson. Sa jambe fourmillait.
A chaque visite il me laissait plus de liberté. Il demeurait prostré, attentif aux modulations des voix éteintes, commentant ici une variation, glissant là une anecdote, me laissant ouvrir moi-même les tiroirs, découvrir ceux de la chambre, ranger et trier les Gramophone Monarch, les Columbia étiquette verte, les Polyphon de guerre, ces matrices volées par les Boches au lendemain de la Grande-Guerre, cachées dans la manufacture de Hanovre, ces Allemands qui osaient vendre les disques d'Abd al-Hayy comme s'ils étaient différents de ceux à la marque de l'Ange. J'aimais les Baidaphon à gazelle bleue ou rouge, et ce pressage de 1907 où la photographie de l'artiste apparaissait sur fond blanc et rouge, au-dessus de la mention Baida Cousins - Beyrouth - Syrie, je passais le doigt avec respect sur les nénuphars d'or entrelacés de l'étiquette Odéon, écoutais en communiant dans le sourire les inflexions arméniennes de Monsieur Méchian ou l'arabe prononcé à l'allemande de Herr Blumenthal qui annonçait au début de chaque face des chanteurs aux noms pour lui imprononçables.
A la fin de chaque journée, nous recomptions les faces enregistrées, et je lui donnais la liasse de billets, le prix que nous avions convenu. Dix livres par disque recopié, vingt livres pour un original, anecdotes et commentaires fournis. Il en avait besoin, pour élever ce dernier enfant de vieillesse, entretenir cette épouse de la dernière heure qu'on avait débrouillée pour entretenir le vieux pied-bot. La troisième année, devenu seul disciple, quatrième fils, je remarquai dans le salon un nouveau canapé et sus que je m'asseyais sur mes billets. Gêné de se faire encore payer, il me glissait des cassettes sur lesquelles il avait enregistré quelques uns de ses disques préférés que je n'avais pas encore recopiés, calligraphiait les titres, et me faisait présent de disques qu'il avait en double. Le garçonnet passait quelques heures toutes les semaines, élevé chez sa grand-mère, au village, sans doute plus jeune que son père. Les deux grands fils ne passaient jamais. Les médaillons des rois et vice-rois d'Egypte finirent par disparaître du mur. La peinture verte devint jaune. Le radio-cassette allemand des années soixante fut remplacé par une machine asiatique pleine de flammes et de diodes. Mais Monsieur Salman bougeait de moins en moins, le regard perdu dans des années bien antérieures à sa jeunesse, dans des musiques désuètes. La dernière année, je trouvai l'appartement de Manyal fermé, les scellés posés par les avocats des fils se disputant ses disques inutiles, des monceaux de bakélite promise à la dispersion, des milliers de plaques noires rendues à l'inertie, muettes, obtuses, fermant avec le siècle passé sa mémoire.




Aucun commentaire: