dimanche 27 septembre 2009

Le pilleur de tombes

Il a joui et maintenant il feint d’être endormi. Comme il feignait de l’être avant que son sexe entre en moi, comme il feignait de l’être alors même qu’il était en moi, donnant ses paresseux coups de reins de poupée ensommeillée. Baisé par un gisant. Baisé par un mort. Je n’ai pas encore joui, lui déjà trois fois. Je ne veux pas jouir car je ne veux pas arrêter le plaisir. Je veux faire durer ce moment avec lui. Il est ma poupée brune. Il ne peut pas me faire de mal. Je joue avec lui comme un hochet que je porte à la bouche, que j’avale tout entier. Il ne peut pas me blesser. Je retire la capote que je lui ai mise pour me baiser, je la presse bien contre sa peau pour ne pas laisser s’échapper une seule goutte, pour que son sexe sèche rapidement, je lui remonte son slip blanc, juste baissé à mi-cuisse, puis son jogging marine tombé aux chevilles. Il ne s’est jamais déshabillé. De lui même, dans son faux sommeil, il se retourne sur le dos et souffle au plafond. Je fixe sa moustache noire, sa barbe drue, je n’ai pas encore joui et je ne veux pas jouir. Son corps qu’il m’offre pour se refuser me rend fou et promet encore le plaisir. J’approche le latex de mes lèvres et j’en avale le contenu, comme un calice retenant sa rosée, comme un enfant son hochet. Il est ma poupée. Il ne peut pas me blesser.

C’est une chute libre depuis quatre jours, c’est de l’air qui me porte, la terre est très loin, trop loin pour déjà avoir peur de s’y écraser. J’avale son sperme parce que j’en ai besoin. Encore une fois, comme hier, comme déjà plus tôt dans la nuit, lorsqu’il a joui pour la première fois dans ma bouche, sur la terrasse, sans jamais avoir ouvert ses yeux sur moi. Avant qu’il ne fasse mine de se réveiller, de s’étirer, de se laisser presque porter des escaliers à sa chambre.

J’ai avalé son sperme parce que je lui trouve bon goût, je veux le croire. Parce que je veux prendre ce risque. Son sperme a le goût de sa peau, je veux le croire. De terre limoneuse. De ses yeux de Tcherkesse, d’ultime rejeton de paysanne de Haute-Egypte prostituée il y a cinq siècles à la troupe mamelouke. Je ne l’avale pas parce que je l’aime, mais parce que je l’adore. Je n’éprouve rien pour lui. Rien qu’un désir douloureux, enivré, mêlé de fierté, de rouerie et d’irresponsabilité. J’ai avalé parce qu’il me rend fou. Parce que c’est interdit. Parce que je n’ai pas eu peur, ou parce que l’envie a un moment dépassé la peur. Parce que j’ai calculé les risques, estimé les probabilités. C’est ce que je veux croire en avalant son sperme, croire que dans la fraction éternelle de seconde où son sexe se tendait, où une secousse nerveuse, un tressaillement de la hampe, un ultime gonflement de la tête parfumée comme une figue me laissait deviner la décharge, à ce moment même, je calculais. Blouse blanche de professeur de collège, tableau noir empli de traits de craie, élèves médusés, le geste affolé, les cheveux en bataille, je résolvais mes équations. Vouloir croire qu’un cluster de super-ordinateurs activait une modélisation à l’échelle de la planète, que des milliards d’informations traversaient les transistors de ma tête, que des circuits de silice agitaient neutrinos et neurones pour décréter que je pouvais, sans crainte, boire son sperme. Après résolution d’un gigantesque complexe de fonctions et de vecteurs, de sommes absolues, de constantes et d’axiomes, après prise en considération des variables de sa généalogie, de son histoire personnelle, de ses pratiques sexuelles, de son expérience passée, de son improbable fiancée, de la couleur de ses yeux, de ses pommettes saillantes, de la position d’Orion et de la date de la crue du Nil, et surtout du désir irraisonné de mes lèvres, de ma peau pores ouvertes, de ma langue, papilles corolliformes, bourgeons gustatifs, sillons tactiles, tous collés à son sexe.

Deux mois plus tard, sous la pluie de Paris, je me féliciterai peut-être de l’avoir bu, car mes calculs seront tombés juste, sinus et cosinus m’auront sauvé la vie. Ce sera le dernier sperme de ma vie. Je voudrai le croire, je voudrais le croire. Ou peut-être pleurerai-je de terreur. Je tremblerai bien un peu, plus tard, cette nuit même, quand il fera encore semblant de se réveiller, quand cette fois, enfin, il cessera sa comédie. Quand il voudra me confronter, quand il me demandera pourquoi je fais ça, comme si lui croyait ne faire rien, comme s’il voulait le croire. Quand il me dira, Tu sais, je ne dormais pas. Depuis le début. Même le premier jour, je ne dormais pas. Je ne lui répondrai pas. Pas à ça. Quand il me parlera de son passé de petit voyou, de la poudre blanche qu’il a déjà avalée, je m’inquiéterai… Mais je n’y croirai pas. Je penserai qu’il crâne, qu’il fait l’homme, qu’il fait le dur. Oui, je tremblerai un peu, je me sentirai peut-être déjà mort. Alors que je sois une pute morte. J’avale son sperme.

Plus tard, à Paris, je n’en dormirai pas. Plus tard, un mois plus tard, je pleurerai au fond de mon lit. Je me dirai que le sperme n’a pas de goût, que cela n’en vaut pas la peine, que je n’aime pas me faire baiser, que rien de tout cela n’avait de sens. Je me dirai que s’il m’avait fait l’amour, je n’aurai jamais eu besoin d’avaler sa petite mort. Que je l’ai avalée comme de la morve, comme de la morgue, comme ce mépris qu’il me crachait à la figure, que sa bite crachait dans ma bouche, parce que je n’étais plus un homme et qu’il feignait dormir. Et puis je regarderai sa photo, je me dirai que l’ange de la mort est bien beau. J’espérerai qu’une feuille de laboratoire viendra me donner raison, qu’elle m’apportera la libération, que je serai heureux d’avoir bu son sperme. Je montrerai sa photo, je ferai le petit fier, regardez la belle bête, j’ai couché avec lui. Je ne leur dirai pas qu’il ne m’a jamais regardé. Je ne dirai pas qu’il a joui dans mon cul et dans ma bouche en faisant semblant de dormir. Cette honte, cette peur de ma mort, ce remords de la sienne, je les garderai pour moi.

***

Depuis le toit de la pension, je regarde avec lui la montagne, et nous buvons au goulot des rasades de whisky. Montagne est un bien grand mot, gabal sonne plus modeste, une centaine de mètres de caillasse rosée au matin, grise et fumante au midi. Des masures jaune safran ou bleu ciel qui s’accrochent aux flancs, des paysans juchés sur leurs ânes passent à l’aube dans des champs de canne à sucre ou de luzerne. Au fond à gauche, dans le temple de Habou, Ramses III fouette ses ennemis et comble d’offrandes le dieu Ptah. Les habitants pillent les tombes, dit-on. Leurs ancêtres sans doute. Les descendants vendent des statuettes de gypse et sourient aux Hollandaises.

Mais il n’est pas l’un d’eux. Il est venu du Caire, comme moi. Il s’ennuie ici. Il n’est pas là pour visiter des temples, juste pour tirer des câbles, régler des micros, monter des estrades, et tout ranger au coeur de la nuit, pour que les enfants du village ne viennent pas chaparder. Il n’est pas même l’ingénieur du son, seulement l’apprenti. Il loge avec nous dans la pension des habitués, une petite chambre blanche où il fume seul le soir. Je ne sais pas s’il est bien conscient de sa formidable beauté. Je ne sais pas si sa fiancée la saisit. Je ne sais pas si les femmes regardent ces beautés-là. Bien calanché, jugera Leila, quand je lui avouerai, au retour, à Paris, ce que j’ai fait avec lui. Mais elle ne saura pas de qui je parle, elle ne l’aura pas remarqué. L’apprenti de l’ingénieur du son ? Il faudra que je lui montre sa photo pour qu’elle le reconnaisse, Elle n’a pas fait attention. Pourquoi les femmes ne repèrent-elles pas ces splendeurs-là, sinon des puits sans fond qui ne peuvent se faire arroser que par ces mâles luisants, ces taureaux un peu vulgaires, un peu seuls, un peu tristes ?

Non, ce n’est pas affaire de grosseur. Ces taureaux-là ont rarement des monstres entre les cuisses. Il n’a pas un gros sexe, juste une bite moyenne, plutôt modeste, même. Il n’est pas bâti comme un dieu grec, ni même un pâtre, plutôt comme un guerrier lourd aux pieds épais, nourri au riz et au poulet, un soldat de Ramses qui regarde le sol. Il a une poitrine large, sombre et velue, des cuisses massives, comme un maçon. J’ai vu son caleçon blanc, en coton d’enfant. Il ne l’a pas enlevé devant moi, il rentrait de la douche, il prétendait que nous étions deux hommes, en cet instant-là: nous étions éveillés. Il n’aura pas voulu m’offrir la vision de son corps entier. C’était notre second jour, peut-être. Je ne l’ai vu presque nu qu’un court instant à la lumière. Je n’ai pas vu son corps offert à mon regard, seulement des quartiers, son visage, son torse, ses jambes, moins poilues que je les rêvais, et son sexe, son sexe, son sexe. L’ai-je seulement vraiment vu ?

***

Au premier jour, je chantais et je chantais. Ils écoutaient, ils souriaient et chantaient avec moi, partageaient un refrain, puis laissaient ma voix s’envoler, partir en volutes comme la fumée enhaschichée qui s’échappait de la gôza du vieux Salem. Une bière Stella, une lampée de mauvais vin Cléopatra, ou de Coteaux Gianaclis, et ma voix n’était plus mienne, elle suivait des mélismes antiques, s’enivrait de sa soudaine limpidité, et plus puissante encore, planait au-dessus d’eux comme un lasso tournoyant. Leurs yeux sur moi, le moment du petit triomphe, comme tu chantes bien, chante encore, et ses yeux, les siens, brillant d’admiration. Ma bicyclette que je lui prête pour aller faire un tour jusqu’aux colosses, et nous nous retrouvons plus tard, dans la cour de la pension, seuls accoudés à une table déserte. Les chats dorment et je lui dit que j’ai une bouteille de whisky, ramenée de France, veux-tu boire dans ma chambre? Allons sur la terrasse, suggère-t-il, et nous regardons les lumières crépitantes sur la montagne. Je lèche le goulot de la bouteille pour que des particules de sa salive se mêlent à l’alcool. Je suis prêt à lécher chacune de ses sécrétions. Si homme qu’il ne peut qu’être un bouc lubrique. Je sais que je toucherai son sexe. Qu’il sera brûlant. Il fait presque froid, la nuit du désert est proche, et il faut un peu s’étendre, Toi viens dans la mienne, continuons à discuter, me dit-il. Je le suis, et comme lui m’étend sur son lit.

Fiancé, des études arrêtées, il n’aime pas Gournah, rien à faire ici, juste une mission, un travail pénible, il n’aime pas cette musique qu’il enregistre, ces soufis hallucinés, ces paysans ignorants, cette pension si loin de tout, il faudrait marcher pendant longtemps pour parvenir jusqu’au bac qui s’interrompt la nuit tombée, il n’y a plus que des felouques pour traverser, aller à Louxor, aller danser avec les étrangères. Mais avec ta fiancée, tu fais l’amour ? La mygale en moi commence à tisser sa toile. Tu sais, en France, on fait l’amour comme on veut. Tu as une fiancée toi ? Bien-sûr, asséné-je. C’est important de faire l’amour comme on veut. Comment fais-tu, toi, quand tu as envie? Il n’y avait pas de place pour son silence gêné, juste assez pour qu’il baisse les paupières et se dise fatigué. En France, on peut faire l’amour tout le temps, avec n’importe qui, il suffit de demander. Avec une fille, avec un garçon, il suffit de demander. C’est très simple. Les mensonges les plus monstrueux, les contes les plus fantastiques se bousculent pour sortir du démon qui m’habite. Il ne répond plus, il ferme les yeux, pose la main sur son pantalon de jogging et s’offre à moi sans un bruit. Ce sera donc cela le marché. Il ne voudra pas savoir. Il voudra jouir sans me voir. Ma main caresse tout de suite son sexe à travers le pantalon de jogging. Il jouit vite dans ma bouche et j’avale son sperme.

***

Quatre soirs de comédie. Quatre soirs à se passer la bouteille, maintenant presque vide, à le voir feindre de tituber, feindre de s’endormir, feindre de s’offrir. A ne voir qu’un visage yeux clos et un sexe dressé. Ma poupée ne parle pas, mon jouet ne m’aime pas. Je lui ai donné mon cul, je l’ai offert à son corps défendant, qui me fait comprendre, sans un mot, qu’il voudrait me baiser. Il dort et me baise, s’agite en moi somnambule, je place sa main sur mon sexe et il me branle tout en dormant. Une petite victoire, dérisoire, mais elle me remplit de bonheur. Il jouit en moi. J’ai déjà tant bu son sperme que celui-là aussi, celui qu’il a lâché en moi, je le veux. C’est le dernier verre, la dernière coupe, le calice jusqu’à la lie, je n’en aurai plus, je ne goûterai jamais plus.

Je n’ai toujours pas joui, je me retiens, je veux encore tout de lui. Quand pour la quatrième fois il bande, je le laisse entrer en moi, nu. Je baise avec un mort, je baise avec la mort. Lui aussi, et il ne le sait pas. Je ne sais si je le punis de son sommeil feint. Ma poupée n’est pas un homme, qu’elle courre le risque d’être brisée. Mon adoration se charge de mépris. S’il m’ignore, je le tuerai aussi. Nous serons deux à jouer à la roulette russe. En buvant son sperme, je risque ma mort. En le faisant entrer en moi, je risque la sienne. Cette fois encore, il jouira.

Deux mois plus tard, quand je me retournerai sans sommeil dans mon lit pour haïr ce moment, je me dirai qu’il n’a rien dû lâcher, qu’il était vidé, qu’une seule gouttelette sera sortie de son sexe épuisé. Que pour la première fois, il dormait peut-être. Je referai mes calculs, dix fois, cent fois, le crayon dans la bouche, le domaine de définition, la trajectoire de la fonction, en élève appliqué, x’ égale a + racine de delta sur b2-4ac, il ne peut pas être infecté.

***

Leh beteemel keda? Pourquoi tu fais ça?
La question me prend au dépourvu. Mon jouet parle. Son sang est devenu piles, j’entends presque une voix métallique, quel concepteur fou aura choisi cette phrase-là pour un petit garçon qui joue avec sa belle poupée velue? Je n’espérais plus cette tombée du masque, elle vient trop tard. J’attendais le baiser, j’attendais qu’un autre geste vienne compléter notre conspiration du silence. Mais le baiser vient de se briser à terre, ma poupée diabolique veut maintenant me griffer. Quand enfin elle reconnaît son éveil, quand enfin il nous reconnaît, c’est pour formuler un reproche. Parce que je l’ai touché? Parce que je l’ai bu? Je ne m’y attendais pas. Mais je suis pas seul, ici, lui-dis-je. Tu avais envie aussi, non?
— Je ne dormais pas, tu sais.

Misérable coup de théâtre. Me prend-il pour un idiot? Est-ce que je crois aux somnambules qui enculent? Il n’a jamais dormi. Il me fixe droit dans les yeux et me fait la leçon. Il cesse la comédie, salue le public, baisse le rideau, ôte son maquillage. Son visage de porcelaine s’éveille, la cire se craquelle. Ma poupée me fait peur. Pourquoi maintenant? Parce que je suis toujours là et qu’il a joui quatre fois? Parce que demain sera le dernier jour, parce que cette nuit est un adieu? Parce qu’il ne peut plus se taire et ne sait qu’aboyer?
— Mais ce soir, tu es venu me chercher. Toi même. Au milieu de la nuit.
— J’ai essayé de dormir et je n’ai pas pu. Je me suis dit que j’avais envie de baiser Farid. Que je devais baiser Farid.
— Alors, si tu m’as baisé, pourquoi tu m’en veux ?
Il me respectait. Quand je chantais, il m’admirait, dit-il. Il se disait, ça c’est un homme. Et puis j’ai fait ça. J’ai déchu. J’ai déçu. Il se faisait une autre idée de moi. Tu te faisais aussi une autre idée de toi, et je ne le lui dis pas. N’auras-tu donc pas la reconnaissance de la queue? Je suis le pauvre grand homme chu de son piédestal. Je suis le violeur flétri, le croqueur d’hommes, la goulue, celle qui finira tête coupée, sur ordre du calife. Je suis le sale vautour, le profanateur des slips immaculés, le pilleur des tombes génitales, la bouche édentée soudée aux queues vierges. Et toi, beauté hypocrite, trop honteux pour me regarder, trop heureux de fondre ta rage au fond de ma merde. Chacun en l’autre admire l’homme qu’il n’est pas, moi celui que les femmes ne voient pas, lui celui qu’elles épousent.

Nous finissons sans un mot la dernière goutte de whisky, nous la partageons et avant de boire après lui, j’essuie le goulot. Pute morte. Pute tuée.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah, être le premier à laisser un commentaire sur les frasques du Pacha. Et pour ne rien dire. Juste pour le plaisir de relire. Quel luxe.
Longue vie au Pacha.
Signé: G***

Anonyme a dit…

Ah, être le premier à mettre un commentaire sur les frasques du Pacha. Et pour ne rien dire. Juste pour le plaisir de relire. Quel luxe.
Longue vie au Pacha.
Signé:G***