dimanche 27 septembre 2009

Sulfate de cuivre

Les cristaux fondent dans la casserole émaillée de ta mère, sur le feu de la cuisinière. L’eau devient lagon, mer de Cassis ou de Caraïbes. Pour fabriquer une grappe de cristaux, pour créer une gangue bleue, il faut une solution saturée, et la laisser refroidir dans un bécher. Je te dis bécher comme je dirais salière ou éther, comme un mot si commun que tu ne pourrais l’ignorer. Mais tu me demandes ce que c’est et je te montre d’un air d’évidence exaspérée le verre de pyrex gradué au col évasé. Nous ne faisons pas encore de chimie à l’école, et quand nous en ferons elle ne nous intéressera pas. Les équations n’auront jamais la couleur de vin du permanganate de potassium, son odeur métallique et violette, ni le turquoise du sulfate de nickel.
Nous plongeons dans la solution encore brûlante un cristal saphirien de sulfate de cuivre, entouré d’un fil de soie, lui même relié à un bâtonnet posé à travers le bécher. C’est la méthode infaillible pour obtenir un immense cristal, que nous offrirons à nos mères, que nous exhiberons fièrement. Mais la solution est trop chaude, et le plus gros cristal que nous avions fait pousser la dernière fois fond sous nos yeux horrifiés, le fil de soie pend, mort, dans le verre de solution bleue. Montasser, ton petit frère, nous demande ce que nous faisons et nous le chassons violemment de la cuisine. Nous en avons presque les larmes aux yeux. Il aurait fallu attendre que le liquide tiédisse. Mais nous ne pouvons pas attendre, nous voulons le gros cristal maintenant, l’attente même d’une nuit est insupportable. Il faut recommencer, encore, comme la dernière fois. Attendre demain matin qu’au fond du bécher se soient déposés de nouveaux saphirs.
Sur la table du salon, Madame El Sayed a ouvert le livre de classe et nous convoque. La couverture de carton rose se délite. Le drapeau tricolore de la République Arabe Unie est fièrement tenu par un garçonnet qui te ressemble. Les lettres nouvelles sont en rouge. alif, ba, ta’, tha’, guimGa-ma-loun, un chameau. Ba-qa-ra-toun, une vache. Nous traçons nos lignes d’écriture sous le regard de ta mère. Deux lignes pour chaque mot, qu’elle corrige sur la toile cirée. Posé au coeur de la table, le bécher aux reflets d’azur irise nos alifs. Ton frère aimerait apprendre, comme nous, mais il est encore trop jeune. Il aimerait descendre, comme nous, jouer à la cave, mais il est trop jeune, aussi.

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