samedi 26 septembre 2009

Moudjahid du peuple

Conspirateur, espion, agent de la Sureté du Territoire, je griffonne des notes sur mon journal replié pour ne pas l'oublier. Je ne connais pas son nom, et sa tête ne me le souffle pas : il pourrait être Bruno comme il pourrait être Sofiane. Mais s'il fut Bruno, il est désormais Sofiane. Abou Sofiane. Abû Sufyân. Compagnon, Mecquois ou Médinois. Il est immense. Ses cuisses sont énormes. Ses mains des battoirs. Ses épaules occupent les deux places de la banquette. Je suis venu m'asseoir en face de lui, aussitôt attiré, papillon des galeries noires voletant autour de son épaisse splendeur. Sous sa calotte blanche, un visage souriant et rougeaud, des yeux marrons pailletés de vert. Une barbe qui se voudrait sainte et touffue, mais qui est encore claire, encore ajourée de clairières où pourraient s'infiltrer le démon. Il porte des baskets, des Nike pleines de sequins bleu et argent, d'une taille peu commune. Un kamis gris, une jellabah — je ne sais comment ils appellent entre eux leurs tuniques, sur quelle appellation du septième siècle ils se seront fixés — recouvre son corps de géant. Une épaisse veste ornée d'un sigle américain, une équipe de baseball ou de basket, que n'ai-je noté ce détail, lui dessine un dos plus puissant encore...
Il joue avec son portable, envoie des sms, j'aperçois la Kaaba en fond d'écran. Je soupçonne qu'un appel à la prière ou un verset remplace la sonnerie. Je me meurs d'envie de lui demander quel opérateur employait le Prophète. De le lui demander en arabe, que je sais qu'il ne comprendra pas. De confondre son insolente et belle bêtise. Mais je ne lui demanderai rien. Il discute avec un compagnon, en face de lui, juste à côté de moi. Le compagnon est Marocain, sans aucun doute. Il n'est pas déguisé, sa face brune lui suffit. Il prononce convenablement les insha'allah dont il parsème sa conversation. Mon Sofiane aussi, un peu maladroitement, comme un hiéroglyphe tremblé. Il parle d'un certain Ramdame, « Ramdane » le corrige l'autre, « avec un n, Ramdame ça n'existe pas », « Ah bon? Je croyais »‚ sourit mon Sofyane. Une femme menue, tout à l'heure, viendra essayer de s'asseoir, elle se coincera en équilibre à côté de lui, une fesse dans le vide, menaçant de chuter à chaque coup de frein de la rame. Il essaye de lui faire de la place sur la banquette, il ne la regarde qu'une seconde, le temps de lui décocher un sourire confiant et indifférent. Ah ce Ramdane « Il n'a pas la bonne habitude », juge-t-il. « Non, pas du tout », opine l'autre. Qui est ce Ramdane qui n'a pas encore lapidé de satans dans sa cave ?
Sofiane l'a déjà oublié, il pense au match de ce soir. Il pense à haute voix, à la voiture qu'il s'achètera le mois prochain, une petite Clio, « tranquille », dit-il, avec un accent un peu gouailleur. Le t est légèrement affriqué, un h imperceptible le vient festonner. Un accent du prolétariat urbain, léger, sans vulgarité, juste assez prononcé pour lui interdire tant de métiers, plus sûrement encore que son déguisement, qu'il enlèvera un jour, quand il s'en sera lassé. La femme glisse sur la banquette verte, il ne la voit plus, il est une montagne, un chameau gris, un géant de la bataille de Badr, il est Hamza, il est Omar, sabre à la main il défait les Infidèles. Au soir du combat, je le vois retirer sa tunique, son sarouel blanc, il ne regarde pas même son sexe. Il pisse de la main gauche pour ne pas souiller la droite. Il sait s'égoutter la verge d'un nombre canonique de secousses, il se lave l'anus avec du sable quand l'eau vient à manquer. Demain matin, il essuiera sa pollution nocturne et fera sa grande ablution. Les gouttelettes d'eau viendront humecter les poils emmêlés et blonds de ses cuisses. Je ne sais s'il est circoncis. Etait-il Bruno, s'est-il fait couper sa petite peau ? Mais je n'ai pas besoin de voir ses mollets sous le pantalon de survêtement recouvert de la jellabah pour savoir qu'ils sont entièrement ornés d'une calligraphie pubère, que le duvet y forme les points diacritiques d'une lettre d'amour parfumée de sueur.
Je ne cesse de le fixer, et dans ce wagon je vois un immense sling suspendu entre les deux poteaux centraux. Renversé, docile, cuisses écartées, chairs ouvertes, Sofiane soulèvera sa jellabah. Son visage sera toujours souriant et confiant, Dieu le baignera de sa grâce alors que je lui retirerai son pantalon, alors que le caleçon blanc, juste imprimé d'une minuscule goutte de pisse au parfum de musc, de myrrhe et de myrte, glissera sur ses chevilles. Son fion ourlé, frotté d'essence de jasmin, ouvert comme une poitrine de dévot, bougera ses lèvres brunes et violettes, à peine humectées de ma salive, soulignées de boucles brillantes, en une prière silencieuse au Créateur. Je poserai mes lèvres sur le trou et parlerai à Dieu.
Bandant, je me lève à ma station et ma braguette effleure un instant la manche de sa veste épaisse. Le regard perdu en contemplation divine, Sofiane le géant rêve de son bonheur populaire, tandis que la Mecque verte et noire scintille au fond de son immense paume calleuse.

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