lundi 28 septembre 2009

L'or des fous

Vous croyez qu'il ne faut pas trop solliciter les lieux. Qu'ils sont comme de vieilles mines d'or aux filons épuisés. Qu'une pépite se chérit, et qu'il ne faut pas retourner à la mine de peur qu'elle soit la dernière. Que dans l'éloignement il y a de l'espoir, et dans la fréquentation la certitude du manque.
Vous n'étiez pas allé depuis bien longtemps dans ce cinéma de la gare, des orpailleurs vieillissant y tamisaient une eau croupie, vous aviez bien tenté d'y plonger les mains, mais vos doigts se refermaient sur le vide, ou sur votre propre sexe, que vous connaissez déjà trop bien. Un an peut-être, depuis le dernier passage. Et puis l'envie d'aller y voir, par acquit de conscience ; oui, c'est bien cela, une affaire de conscience professionnelle, vous êtes gardien des lieux gris, vous devez savoir s'ils se réveillent ou s'ils sont plongés dans ce sommeil qui précède l'extinction des lumières, la démolition, la reconversion.
Le vieux caissier noir vous a tendu votre billet, vous descendez l'escalier qui sent l'eau de Javel, attendez que du haut il vous ouvre la porte capitonnée, et c'est en bas l'habituel défilé de laideur et de misère grotesque. Vous vous branlez devant l'écran, oublieux des regards qui implorent. Vous allez faire un tour.
Quand vous revenez, il est là. Il aura profité de ce moment d'inattention pour s'asseoir. Il porte un jean sombre et une veste de cuir, une grosse main en or autour du cou repose sur son sweatshirt bleu pâle, et sa boucle d'oreille brille quand l'écran s'illumine. Vingt ans. Magnifique. Ses joues sont recouvertes d'un duvet perlé, il sourit, extatique, yeux fermés. Un fantôme, ni beau ni laid, ni vieux ni jeune, a déjà posé sa bouche sur sa braguette. Son sexe courbé disparaît dans la bouche anonyme, vous en discernez à peine le gland gonflé, vous enviez l'autre pour son plaisir, et lui pour sa splendeur confiante. Il est adolescent mâle des poèmes bagdadiens ou sauvageon d'outre-périphérique. Vous le regardez, lui seul, pas l'autre qui suce et qui n'est rien. Vous vous asseyez sur le siège de devant, oubliez l'écran, la salle, savourez le miracle. Il ouvre les yeux. Vous lui souriez, et il vous rend le sourire, il est pleine lune dans la nuit.
Vous ne savez pas si sa force brute se retournera contre vous, si vous pourrez continuer à le fixer sans qu'il ne se lève vous frapper. Mais il vous sourit toujours. Et maintenant, il vous invite du regard. Un retournement imprévu se joue en lui, pour vous. Un glissement millénaire, un fantasme tectonique en recouvre lentement un autre. Le blédard cède la place au jeune libertin. La petite frappe est possédée. Il baisse son pantalon, soulève ses jambes, retire ses chaussures, une à une, pose son froc à terre, glisse son slip, se ravise, fouille dans une poche, en retire deux capotes, en donne une à son suceur, et vous tend l'autre, dans un sourire de damné. Le mâle maure cuisses confiantes ouvertes s'échappe par sa bouche comme vapeur invisible, le succube révélé se love sur le fauteuil, s'assoit de biais, tend son cul vers votre majeur qui le fouille, vous retirez d'un geste négligeant la main inconnue qui déjà saisit votre bite, cherchez du gel fébrile dans votre poche arrière, et vous le pénétrez, debout, ne chassant même plus les vieillards affolés qui assistent muet à votre triomphe. Vous êtes seul au sommet du mont Sinaï, il vous tend son cul comme on tend les tables, et vous baisez Dieu. Vous lui claquez les fesses, il se soulève encore, il retourne la tête et vous sourit toujours. Le temps s'arrête.
Il jouit sur le fauteuil, se rhabille aussitôt, et le mâle maure dissipé aux quatre coins de la salle rentre dans sa bouteille, la racaille réintègre sa peau.
- Tu te tires, là ?
- Ouais.
- Ca te dirait d'aller prendre un café à côté ?
- Si tu veux, mon frère...
Vous l'invitez à une noisette. Il vous dit s'appeler Tarek et ça lui va bien. En dix minutes de terrasse d'été indien face à la gare, il a le temps d'être à la fois étudiant en cinéma et en architecture, d'avoir besoin de cours d'anglais et de cours d'arabe, de ponctuer chaque phrase de c'est sûr et de tranquille, d'émettre des opinions définitives sur le Ramadan, les Arabes, les Français, le cinéma, l'argent, la vie, le sexe, la sodomie et la mort, et rien de ce qu'il pourrait dire ne pourrait être mieux. Vous venez de baiser votre soldat irakien, votre pâtre sicilien, votre voyou de la Courneuve, d'assouvir mille fantasmes en son corps. Tandis que le petit mâle pérore, il y a sur votre face le sourire victorieux du patricien et sur votre doigt l'odeur de son cul, que vous humez à la dérobée. Vous reprenez le bus, le cours interrompu de votre vie, et vous bénissez le seigneur de tout cet or qu'il vous a accordé.
***
Tarek vous appelle, parce que vous lui avez donné votre numéro de portable. Il vous donne rendez-vous devant sa station de métro, rive gauche. Oh, il est bien joli ! Sa gueule de petit dur mêlée de sourire est belle devant le kiosque à journaux comme dans le noir de la salle. Il vous emmène dans sa petite chambre au dernier étage, un gros Coran relié vert et or traîne sur la télévision, des photos des parents dans les petits cadres de l'étagère, une couverture vite étendue sur le lit, c'est celui de ma soeur, précise-t-il. J'embrasse pas, il ne le dit pas, il détourne seulement sa bouche de la vôtre.
Il se couche sur le ventre et vous tend une capote. Fesses charnues, cuisses fines, corps musclé filiforme, tout en fibres, bite petite et incroyablement dure. Il veut se faire fesser, se faire enculer, jouir vite. Alors vous vous exécutez. Vous tentez de déchirer l'enveloppe de la capote qui résiste, vos doigts gourds glissent sur la surface lubrifiée de l'emballage, vous paniquez, forcez l'aluminium doublé de plastique avec vos dents. Il veut se faire baiser dans la position de son plaisir, pas du vôtre, il se fout de vous comprimer les jambes. Il se fout que vous jouissiez ou pas, car il a déjà dégorgé, car il est déjà dans la cuisine, à chercher des mouchoirs, à vous tendre une lingette, à fouiller ses placards, à ranger la couverture, à plier la serviette, votre bite tendue est devenue aussi grotesque que celles des vieux du cinéma, et il ne vous regarde plus.
Tu as un ordinateur ? Tu pourrais me taper un truc ? Vous essuyez encore le sperme triste sur votre ventre blanc. Vous n'avez pas d'ordinateur. Vous ne lui taperez rien. T'as pas de la monnaie ? Il vous montre dans sa poche cinq billets de cent euros. J'ai que ça, ça m'emmerde de les casser. Je te rembourserai.
Vous lui donnez cinq euros. On se rappelle, hein ? Vous avez souillé votre souvenir. Vous avez oublié que les pépites d'or sont comme les lieux à ne pas solliciter. Qu'on peut se retrouver avec un cristal de pyrite dans la main. Vous aviez du matériau pour cent ans de branlettes, et il ne vous reste rien.
Cinq euros, solde de tout compte.

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